Dépasser les “guerres” pédagogiques ? Imprimer Envoyer
Le débat - Antagonismes
Écrit par Maryse Bianco   
Jeudi, 24 Novembre 2016 11:38

Maryse Bianco
Laboratoire des sciences de l'éducation (EA 602)
Université Grenoble-Alpes

Dépasser les “guerres” pédagogiques ?

Texte tiré de la contribution “Pratiques pédagogiques et performances des élèves : langage et apprentissage de la langue écrite”
CNESCO
10.2015

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Comme nous l'avons évoqué à quelques reprises, les principes de l'enseignement explicite (ou direct) sont souvent érigés en principes d'enseignement passéistes, relevant d'un enseignement centré sur la transmission frontale des connaissances. On les oppose régulièrement aux conceptions constructivistes (ou socioconstructivistes) en pédagogie, centrées sur l'activité et la découverte. Cette opposition est souvent justifiée en prenant appui sur les théories psychologiques de la connaissance et de l'apprentissage auxquelles ces pédagogies prétendent se référer et en tirer leur inspiration. Si les deux courants pédagogiques proposent effectivement des principes d'enseignement très différents, leur opposition théorique relève du paradoxe, tant une analyse attentive des mécanismes de construction des connaissances et d'apprentissage postulés par le courant piagétien, d'une part, et par le courant cognitiviste, d'autre part, révèle de nombreuses convergences (Bianco,2015a). Par ailleurs, les principes de l'enseignement explicite reposent sur une base empirique importante et – rappelons-le – issus à l'origine de l'observation de l'enseignement dispensé par les maîtres obtenant les meilleurs résultats. Ils proviennent donc au départ de l'objectivation d'un savoir empirique élaboré par le contact répété de ces enseignants avec des situations d'enseignement. Les éléments structurants de cet enseignement entrent en résonance avec les découvertes de la psychologie cognitive qui ont apporté au cours des 50 dernières années, nombre de connaissances relatives aux mécanismes de l'apprentissage. Ces connaissances viennent donc étayer les connaissances procédurales et implicites issues de l'expérience et aident à les conceptualiser. Elles conduisent notamment à distinguer les besoins d'un novice dans sa tentative de construire sa propre expertise, des modes de fonctionnement des experts (Bianco,2015a ; Hattie,2014 ; Kirschner et al.,2006).

Lorsqu'un expert analyse une situation, il dispose d'un très large ensemble de connaissances lui permettant une appréhension particulière des situations dans son domaine d'expertise ; de nombreux aspects étant déjà connus, ceux-ci sont intégrés à des schémas de connaissances et à des procédures automatisées ; le traitement de ces informations ne sollicite donc pas, ou très peu, les capacités de la mémoire de travail. L'expert peut alors centrer son attention sur les quelques aspects nouveaux ou saillants qu'il n'a pas encore – ou rarement – rencontrés et qui le conduiront éventuellement à une restructuration des connaissances anciennes et/ou à la découverte scientifique. En conséquence, la manière dont les experts résolvent des problèmes n'est, pour une grande part, pas accessible à leur conscience car elle s'appuie très largement sur des mécanismes acquis lors d'une confrontation répétée aux mêmes situations, qu'il s'agisse d'acquisitions implicites ou de l'automatisation de procédures apprises explicitement.

Le cas d'un élève novice – enfant ou adulte – est bien différent car celui-ci ne dispose pas des connaissances préalables susceptibles de fournir un cadre organisateur adapté à ce qu'il perçoit. Lorsque la situation est complexe et nécessite l'extraction de nombreux paramètres, les capacités limitées de la mémoire de travail exposent au risque d'une surcharge cognitive entraînant une incapacité à en construire une représentation adaptée. Le novice est donc exposé au risque de se perdre dans les méandres d'une situation que son système cognitif ne peut appréhender. Les difficultés d'apprentissage de la lecture qui ont conduit au rejet des méthodes idéo-visuelles en sont un exemple éloquent. En d'autres termes et selon Hattie(2014), les experts se caractérisent par sept points qui les distinguent des novices :
1. les experts excellent dans leur seul domaine d'expertise ;
2. ils perçoivent des configurations larges et signifiantes ;
3. ils travaillent rapidement et résolvent les problèmes en faisant très peu d'erreurs ;
4. dans leur domaine, ils disposent d'une mémoire de travail remarquablement étendue ;
5. ils se représentent les problèmes à un niveau plus profond ;
6. ils passent relativement plus de temps à analyser attentivement les problèmes ;
7. ils ont des habiletés importantes d'auto-évaluation.


De quoi un novice a-t-il, finalement, besoin pour apprendre ?

Un novice doit construire de toutes pièces (ou presque) les connaissances qui structurent un domaine ; il doit donc acquérir, mémoriser et organiser dans sa mémoire à long terme les concepts fondamentaux de ce domaine. Cet apprentissage explicite (ou déclaratif) des notions organisatrices est essentielle au développement des capacités d'auto-évaluation. En effet, qu'il s'agisse de la compréhension d'un texte littéraire, de la résolution d'un problème arithmétique ou de la recherche d'informations à partir de documents scientifiques, l'évaluation de sa propre performance et le recours à des procédures de régulation pour corriger d'éventuelles erreurs suppose que l'individu puisse confronter les données de l'expérience à ses propres connaissances. Autoréguler sa propre activité, savoir si l'objectif assigné est atteint, n'est donc possible qu'à la condition de disposer de connaissances structurées en mémoire et aisément mobilisables. C'est précisément la disponibilité de ces structures conceptuelles qui permet aux experts de percevoir des configurations larges et signifiantes, de se représenter les problèmes à un niveau plus profond et de montrer, dans leur domaine d'expertise, une capacité de mémoire de travail étendue ; leurs connaissances forment des schémas organisés et activables comme des unités de traitement.

Afin de pouvoir utiliser de manière efficace ces connaissances déclaratives, le novice doit encore construire des procédures (ou règles d'actions), autrement dit des savoir-faire. Ces procédures sont acquises progressivement et demandent la plupart du temps un effort mental important à l'origine (apprendre à déchiffrer des mots, à effectuer des opérations arithmétiques, à structurer l'information donnée dans un texte, à utiliser les lois de la physique, à jouer une œuvre musicale) mais leur utilisation réussie et répétée permet leur automatisation, en d'autres termes, leur intégration au bagage cognitif ; leur mobilisation peut alors être effectuée sans effort (sans mobiliser de ressources cognitives). C'est cette automatisation qui permet aux experts de travailler rapidement en faisant peu d'erreurs mais pour l'atteindre, un entraînement souvent long et intensif est nécessaire.

Tout apprentissage est donc un processus long et, la plupart du temps, difficile. Il requiert de la part des élèves, des efforts soutenus et de l'engagement. Pour l'accompagner, les enseignants doivent en être avertis et tenir compte de quelques aspects du fonctionnement mental. Les principes de l'enseignement explicite (ou direct) peuvent les y aider. Tout d'abord, l'élève novice doit acquérir des notions et des procédures complexes alors même que ses capacités de traitement de l'information (sa mémoire de travail) sont limitées. La structuration des enseignements et leur découpage en unités maîtrisables, permettent de réduire la charge mentale de l'élève, de diriger son attention sur les propriétés structurantes d'un champ de connaissances et de poser des problèmes adaptés à son niveau actuel. L'élève novice doit ensuite construire des procédures de traitement qui, la plupart du temps, relèvent d'automatismes chez les experts. Ceci a pour conséquence que l'expert, lui-même, utilise ces procédures sans en avoir une claire conscience et sans que celles-ci soient directement perceptibles à l'observateur. Par exemple et comme cela a déjà été dit, lorsqu'un lecteur averti comprend un texte, il met automatiquement en œuvre un ensemble complexe de mécanismes ; c'est seulement lorsqu'il s'aperçoit d'un défaut de compréhension, qu'il procède à des régulations conscientes, en déchiffrant plus attentivement un mot mal lu ou encore en procédant à une analyse précise de la syntaxe d'un énoncé. Ces régulations ne se traduisent pas non plus par des comportements directement observables. L'enseignant peut en revanche les expliciter, en montrant comment il s'y prend, en raisonnant à haute-voix par exemple. En encourageant les élèves à faire de même, il suscite leur réflexion et favorise les interactions entre les élèves et lui-même d'une part et entre les élèves d'autre part. En procédant de la sorte, en fixant également des objectifs adaptés au niveau des élèves et en les expliquant, il soutient l'engagement dans les apprentissages. Les difficultés rencontrées ou les erreurs produites sont alors source d'information pour le maître et de réflexion pour l'élève qui reçoit un feedback constant sur son travail. Donner des feedbacks précis et étayés est aujourd'hui reconnu comme un vecteur important de la réussite des apprentissages.

Enfin, l'acquisition de nouvelles connaissances requiert un effort mental, autrement dit, une concentration effective. Les propriétés du système cognitif humain font que cette concentration est labile et ne se maintient que sur de courtes périodes, leur durée étant plus courtes quand les élèves sont jeunes et/ou quand ils abordent des contenus nouveaux. Par ailleurs, notre mémoire est sujette à l'oubli ce qui signifie qu'une connaissance comprise et apprise une fois, a de fortes chances d'être oubliée si elle n'est plus sollicitée. La distribution des apprentissages et leurs réactivations fréquentes au cours d'entrainement spécifiques, de révisions mais aussi de résolution de problèmes plus complexes sont nécessaires à la construction d'une expertise. L'utilisation de ces principes est d'ailleurs largement répandue dans la formation musicale et sportive, par exemple. L'enseignement explicite propose que cela est aussi nécessaire aux apprentissages intellectuels.

Cette brève présentation des polémiques pédagogiques et des connaissances actuelles relatives au fondement des apprentissages, suscite deux commentaires principaux :

Le premier est de rappeler qu'il y a peu de doute que la connaissance relève d'une construction. Il est tout aussi certain que l'objectif de tout enseignement est de construire et de développer les connaissances déclaratives et les procédures qui conduisent vers l'expertise. La question du guidage et de son dosage pour accompagner cette construction dépend du niveau et de l'âge de l'élève auquel on s'adresse (Kintsch,2009). Mais, insister sur la seule construction sans prendre en considération le nécessaire entraînement revient à ne considérer que la face émergée du problème de l'apprentissage. Nous l'avons vu, apprendre c'est aussi s'entraîner à l'utilisation des connaissances construites afin qu'elles s'intègrent à notre fonctionnement mental.

Le second commentaire est que l'on peut sans grand risque affirmer que le débat pédagogique “explicitation/construction” repose sur des approximations scientifiques qui conduisent à des prises de position partisanes et à des oppositions peu compréhensibles au regard des résultats des recherches présentées dans ce rapport. Dans le domaine de l'enseignement de la compréhension en lecture par exemple, certains chercheurs en didactique opposent une approche par exercices particuliers à une approche intégrée des compétences à partir de l'étude de textes entiers et se demandent s'il faut « exercer ces compétences séparément, sur des supports spécifiques choisis pour les mettre en scène […] ou, au contraire, simultanément et dans une interaction, combinée à l'étude de textes entiers ? » (Goigoux et Cèbe,2013). Les auteurs optent pour la deuxième option, autrement dit une approche intégrative qu'ils opposent à la première, considérée comme relevant « d'une logique d'application ».

Il convient de préciser ici que les recherches sur l'enseignement explicite de la compréhension en lecture n'ont jamais opposé les approches intégrées de l'enseignement de stratégies lors de la lecture de textes entiers (voir notamment Lima et al. (2006) ; Paris et Oka (1986)) aux approches plus modulaires, reposant sur des exercices précis (Baumann,1986 ; Bianco et al.,2010,2012 ; Clarke et al.,2010 ; Yuill et Oakhill,1991). Ces recherches n'ont jamais prétendu non plus à leur élévation au rang de méthodes exclusives ; leurs conclusions révèlent plus exactement un état d'esprit pour enseigner, lié à la prise en considération des besoins spécifiques des élèves, novices ou non, et à la volonté de les faire progresser tous. Les résultats de ces travaux indiquent donc des pistes à suivre mais ne contiennent en aucun cas, « le soin de laisser aux élèves, la charge de remobiliser seuls les compétences acquises en situation de lecture autonome » (Goigoux et Cèbe, 2013). En matière d'enseignement de la compréhension en lecture, il y a non seulement complémentarité entre les approches (ce que reconnaissent d'ailleurs Goigoux et Cèbe) mais il y a aussi progressivité ; les difficultés que représentent le texte et le langage nécessitent certainement une approche modulaire avec les élèves les plus fragiles qu'il est nécessaire d'accompagner au pas à pas vers une intégration des habiletés lors du traitement des textes entiers. Il reste que de nombreux travaux empiriques doivent encore être conduits pour “administrer la preuve” des bénéfices relatifs des différentes approches en fonction des besoins, du niveau et des aptitudes des élèves.

 
 
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