Entretien avec John Sweller Imprimer Envoyer
Le débat - Antagonismes
Écrit par Traduction : Françoise Appy   
Jeudi, 26 Octobre 2017 12:28

Entretien avec John Sweller

10.2017

 

 

Note de la traductrice : Je viens de découvrir le blog d’Oliver Lovell professeur de mathématiques à Melbourne, Australie, Better Learning for Better Living (“Mieux apprendre pour mieux vivre”). Il parle d’enseignement et d’apprentissage, avec un intérêt particulier pour les sciences cognitives. Il a rencontré récemment John Sweller et l’a interrogé sur divers aspects relatifs à la théorie de la charge cognitive. Cet entretien, qu’il a livré sous forme de plusieurs billets est très intéressant. Lui et John Sweller m’ont permis d’en faire la traduction en français. Je vous la livre telle qu’elle est présentée par Oliver Lovell, sous forme de 9 billets qui feront chacun l’objet d’un post.

 

Les exemples résolus
Pourquoi les élèves doivent-ils se souvenir du cheminement de leur pensée ?

 

OL : Commençons par évoquer cette expérience originale que vous avez réalisée en 1982, dans laquelle vous demandiez aux étudiants d’atteindre un nombre cible à partir d’un nombre source, en utilisant seulement les opérations multiplier par 3 ou soustraire 29. Je veux vous proposer d’imaginer une autre expérience basée sur l’expérience originale. Donc, imaginons que nous prenions votre expérience et la conduisions en tandem avec une autre, exactement la même, sauf pour la seconde condition. Vous posez aux étudiants de premier cycle une question différente. Au lieu de dire : « Essayez d’obtenir ce nombre à partir de celui-ci en utilisant ces opérations-là, dans l’ordre que vous voulez », vous donnez la même consigne, mais accompagnée de ceci : « Souvenez-vous de chaque étape clairement, montrez ce que vous avez fait, et après la résolution de chaque problème, je veux que vous retourniez en arrière et tentiez de trouver une généralisation du principe. » à votre avis, quel serait le résultat d’une telle expérience ?

JS : C’est exactement ainsi que l’on apprend, lors de la résolution de problème. En d’autres termes, vous n’apprenez pas grand-chose en résolvant un problème, mais vous apprenez beaucoup plus en observant ce qui vous a conduit à la solution, parce qu’alors, il s’agit essentiellement d’un exemple résolu. Vous avez créé un exemple résolu.  à l’époque de ces expériences, il m’est venu à l’idée qu’au lieu de demander aux étudiants d’observer leurs propres solutions, pourquoi ne pas leur fournir directement la solution ? C’est plus facile, plus rapide. C’est ainsi que nous avons commencé à travailler sur l’effet de l’exemple résolu, pour cette raison précise, ce fut une idée utile.  Cela devait être plus efficace.

OL : Considérons l’environnement politique en matière éducative, à l’époque où vous étiez en train de travailler sur l’exemple résolu. Il était lourdement favorable à la pédagogie par résolution de problèmes. Donc, vous étiez à contre-courant. Je me demandais…Si vous aviez ajusté votre propos et si par exemple, vous aviez présenté l’effet de l’exemple résolu comme je l’ai mentionné précédemment, (en demandant aux étudiants, après avoir trouvé la solution, de réfléchir à leurs propres solutions) pensez-vous que cela aurait pu influencer la manière dont les gens ont réagi à votre travail ?

JS : écoutez, je vais être pessimiste sur la question. Pessimiste parce qu’à l’époque, tout le monde de la recherche était engagé dans la voie de la résolution de problèmes. Tous soutenaient qu’on apprenait en résolvant des problèmes. Vous pouvez observer la résolution du problème par la suite mais cela n’a pas d’importance, disait-on, la première chose que vous apprenez est comment résoudre des problèmes en général. La seconde, que vous apprenez mieux le contenu. Par conséquent, cette méthode présente deux avantages. Vous apprendrez à résoudre des problèmes et vous apprendrez mieux les faits qu’ils contiennent. Aucune de ces deux affirmations n’est vraie. Les données le montrent clairement. Mais malgré cela, les gens ont considéré comme vraies ces hypothèses et il n’était pas question qu’ils changent d’avis.

OL : OK. Mais si les gens veulent à tout prix que les étudiants résolvent des problèmes, il semblerait que leur demander de se souvenir de la pensée mise en place pour y parvenir, soit plus intéressant que de simplement résoudre des problèmes ?

JS : Oh oui! Cela ne fait aucun doute. C’est une meilleure façon et demander de réfléchir à propos de la solution est profitable pour un large panel de points de vue. Cela serait très utile.

OL : Super. C’est intéressant parce que je ne l’ai pas beaucoup vu dans vos travaux, peut-être l’ai-je manqué, beaucoup d’insistance sur le souvenir de sa propre pensée et sur l’usage d’une sorte de moyen externe pour se souvenir, comme une façon de réduire la charge cognitive.

JS : C’est vrai car mon but a toujours été : laissons les enseignants le faire correctement dès le début. Il y a une hypothèse selon laquelle quand quelqu’un examine un exemple résolu et l’étudie, il fait exactement ce que vous venez de dire. La différence est qu’il n’a pas fourni lui-même l’exemple. Quand nous demandons à un individu d’étudier l’exemple résolu, qui est toujours la consigne donnée dans une expérience d’exemple résolu, mon hypothèse est toujours : c’est ainsi qu’il fait, il pense au sujet de l’exemple résolu ; il l’étudie. Il essaie de savoir pourquoi cela fonctionne ainsi et il le fait dans le sens voulu, afin de ne pas perdre de temps dans des impasses.

OL : Oui, cela est plus efficace car plus rapide. C’est très pertinent.

 

Pouvons-nous enseigner la résolution de problèmes ?

 

OL : L’autre expérience que je désirais tester est basée sur ce que vous avez appelé l’effet d’absence de but. Le travail initial autour de cet effet était relatif à des problèmes de physique. Vous auriez pu par exemple explorer des choses comme le mouvement parabolique et demander aux participants de déterminer la hauteur maximale d’un projectile, à partir d’un angle de lancement et d’une vitesse de départ donnés, ou quelque chose de semblable. Vous avez découvert que dans un tel contexte, si vous dites à un groupe d’étudiants « Voici la vitesse de lancement, voici l’angle de lancement, trouvez la hauteur maximale », alors qu’à l’autre groupe vous dites : « Trouvez tout ce que vous pouvez trouver à partir de l’angle et de la vitesse de lancement », ce dernier groupe a plus de chances de trouver la hauteur maximale que le groupe auquel cela a été demandé explicitement. Et, encore plus surprenant, si à ces deux mêmes groupes, vous demandez ensuite de trouver la hauteur maximale, dans un contexte similaire, le groupe qui n’avait pas reçu d’objectif particulier dans la première expérience a plus de chance de répondre à la question. Pensez-vous qu’il soit possible d’enseigner aux élèves de transformer eux-mêmes des problèmes à but spécifique en problèmes sans but ? Par exemple, nous pourrions imaginer une stratégie de résolution de problèmes en disant : « Si vous pensez que vous ne pouvez pas résoudre le problème, vous devez simplement trouver tout ce que vous pouvez. » Puis vous dites : « Toutes les 5 ou 10 minutes, si vous avez trouvé quelque chose, réfléchissez à ce que vous avez fait depuis le début pour y parvenir. Si vous savez comment vous y êtes parvenus, c’est très bien. Sinon, cherchez encore et essayer de trouver autre chose. »

JS : C’est astucieux. Nous n’avons pas fait cela, mais on devrait le faire. C’est une bonne idée. Nous devrions le faire. Oui, je ne vois que des aspects positifs dans cette stratégie.

OL : OK, super. Ce que j’essayais de faire dans cette expérience était de proposer ce qu’apparemment beaucoup de personnes souhaitent, à savoir aider les gens à devenir compétents en résolution de problèmes, grâce à votre effet d’absence de but, qui est confirmé par nombre de preuves expérimentales. Donc, oui, de toute évidence, c’est quelque chose qui pourrait fonctionner.

JS : Oui, en fait, il y aurait un groupe avec un problème à but spécifié et un autre groupe à problème à but spécifié également , mais à ce second groupe on dirait aussi : « Si vous ne parvenez pas à trouver, oubliez la question, contentez-vous de calculer les valeurs du plus grand nombre de choses que l’on puisse calculer à partir des données dont vous disposez, puis voyez ce qu’il en ressort. » (pause) Hmm, Ouais. Essayez.

OL : Un sujet pour une future recherche…

Il est important de lire ce qui précède en relation avec le billet suivant ; ne vous arrêtez pas ici, sinon l’explication sera incomplète !

 

Quelle est la différence entre l’effet d’absence de but spécifié et un enseignement peu guidé ?

 

OL : Quelles sont les différences fondamentales entre des activités sans but spécifique et un enseignement peu guidé ?

JS : L’une des raisons pour lesquelles nous sommes passés des problèmes sans but spécifié aux exemples résolus est que les premiers fonctionnent très bien, mais dans un nombre très limité de domaines. Ils ne fonctionnent pas dans toutes les circonstances. Les domaines dans lesquels ils marchent bien, sont des situations dans lesquelles il existe un nombre limité, (3, 4, 5), de variables possibles quand vous dites : « Calculez les valeurs d’autant de variables que vous pouvez ». En d’autres mots, si vous savez vraiment ce que vous faites, vous pouvez calculez extrêmement rapidement. Les autres situations sont, comme dans certains domaines des mathématiques ou d’autres disciplines, du type : « Calculez autant de choses que vous pouvez ». Alors, les étudiants peuvent le faire indéfiniment ! Il y a littéralement un nombre infini de choses faisables. Par conséquent, cela n’est pas réalisable. Un exemple peut se trouver dans l’algèbre simple. Donnez une équation et dites « Manipulez cette équation d’autant de manières que vous le pouvez ». Il y a un nombre infini de façons.

OL : Vous finissez avec x d’un côté, tout seul dans seulement un petit nombre de ces combinaisons.

JS : Exactement. Nous n’avons jamais mené un problème sans but spécifié en utilisant ce type de problème. Dans la plupart des domaines de la géométrie, les solutions ont tendance à être limitées. Cela fonctionne dans certains domaines de la physique comme dans certains problèmes rédigés tels que le calcul de la vitesse d’un objet, l’accélération, ou le temps. Si vous dites à quelqu’un : « Calculez tout ce qui peut l’être », il sera vite à court, et calculera très très vite. Il peut le faire et puis, soudainement il trouve : « Oh ! d’accord, je viens de calculer ce qui était demandé ». Je pense à l’expérience que vous avez proposée précédemment, (voir le billet précédent). Dans d’autres domaines, vous ne pouvez pas l’utiliser. D’un autre côté, les exemples résolus fonctionnent en toutes circonstances. Partout, depuis les mathématiques limitées jusqu’à …

OL : Shakespeare ?

JS : Shakespeare, oui. C’est pourquoi nous insistons sur les exemples résolus plus que sur les problèmes sans but spécifique.

OL : Y a-t-il une différence majeure entre – je comprends ce que vous dites quand vous expliquez que l’effet d’absence de but est limité dans sa portée- cela et l’enseignement peu guidé ?

JS : Probablement pas. Il n’y a pas d’autre instruction que « Calculez tout ce que vous pouvez » mais la raison pour laquelle cela fonctionne est celle que j’ai soulignée précédemment.  Il n’y a peut-être aucune instruction mais il n’y a rien d’autre à faire.

OL : Oui OK. C’est comme une zone limitée d’exploration.

JS : Elle est très très limitée et en général, si on utilise des équations de mouvement, vous considérez vos 3 ou 4 équations, il y a une inconnue dans chacune d’elles et vous dites : « OK. J’essaie ceci, j’essaie ceci. » Et à la fin de la journée, non seulement ce que vous avez trouvé, mais aussi tout ce que vous avez tenté, tout cela vous a enseigné ce que vous deviez apprendre. Pour n’importe laquelle de ces équations, vous devez être excellent.  Vous devez être capable de calculer n’importe quelle inconnue à tout moment. On peut vous donner un problème dans lequel vous devrez calculer cette inconnue et ensuite cette autre inconnue etc…

OL : Je comprends. Ce que j’en retiens : les approches sans but spécifié et les approches avec un enseignement peu guidé peuvent être efficaces dans le cadre d’un panel d’exemples limités et si les élèves se souviennent de ce qu’ils ont fait clairement et qu’ils sont capables de réfléchir sur leur procédure.

JS : Les élèves doivent réfléchir sur la procédure et je souligne avec insistance que la raison pour laquelle les exemples résolus fonctionnent vient de cette réflexion. En effet, vous dites : « étudiez l’exemple résolu ». Ce qui est une autre façon de dire : « Voici la solution d’un problème, étudiez-la. Vous ne l’avez pas trouvée vous-même mais cela n’a pas d’importance »

OL : Peu importe qui l’a trouvée, du moment qu’ils y réfléchissent ?

JS : Oui.


Connaissances biologiquement primaires et connaissances biologiquement secondaires

 

OL : Voici une question de Michael Pershan. Il a fait un bon résumé d’une partie de votre travail. Je partage cela avec vous car il sort des sentiers battus. Il est professeur de mathématiques à New York et tient un blog très intéressant. Il pose la question suivante : « Est-ce que la distinction entre connaissances biologiquement primaires et connaissances biologiquement secondaires conduit à des prévisions évaluables ? »

JS : Oui, c’est le cas. Mais nous ne l’avons pas encore fait suffisamment. La prévision la plus importante est que - c’est presque une description des deux -  vous acquérez des habiletés différemment selon qu’il s’agit d’habiletés biologiquement primaires ou secondaires. Il y a une nette différence dans la façon de les acquérir. Nous avons parlé d’enseignement explicite et la vraie raison pour laquelle nous avons eu un problème avec les personnes soutenant qu’un enseignement explicite n’est pas nécessaire, est précisément parce qu’elles n’avaient pas conscience de cette distinction (entre connaissances biologiquement primaires et chemins d’apprentissage secondaires).

OL : La première fois que j’ai entendu parler de cette différence, c’était dans votre article intitulé Story of a Research Program. Et quand j’ai lu cela, je me suis dit « Tout cela est très sensé ». Les gens demandent souvent :« Comment as-tu appris à parler ? Comment as-tu appris à marcher ? »

JS : C’est exactement cela ! Nous apprenons toutes ces choses, biologiquement primaires, sans enseignement explicite ; mais plus encore, il serait absurde de fournir un enseignement explicite pour ces choses-là. Si quelqu’un vous dit : « Tu veux apprendre l’anglais. Bien, voici ce que tu dois faire avec ta langue. Voici ce que tu dois faire avec tes lèvres. Voici comment tu dois respirer. Voici comment tu dois placer ta voix. C’est ainsi que l’on parle en anglais. » (Rires). Bien, vous savez que cela serait complètement stupide. Pourtant, c’est exactement ce que l’on fait avec l’écriture. Vous dites : « Tu veux écrire la lettre -a ? D’abord tu dessines un cercle, puis un trait sur le côté droit » C’est ce qui se fait.  Nous ne faisons pas cela pour le langage parlé. On peut mesurer tout cela. En effet, tous les effets de la charge cognitive sont une mesure précise de cela. Si vous essayez d’enseigner des connaissances biologiquement secondaires de la manière dont les connaissances primaires sont acquises, cela ne marche pas correctement.

Beaucoup de personnes, y compris travaillant sur la théorie de la charge cognitive, en raison de la postériorité de la découverte de cette différence entre connaissances primaires et connaissances secondaires, la conçoivent comme quelque chose d’optionnel et non indispensable. Mais non, nous en avons terriblement besoin. Jusqu’à ce que cette distinction ait été formulée, il manquait une pièce au puzzle. Je savais que certains pensaient qu’on pouvait « apprendre de manière naturelle en classe », mais je me suis rendu compte que dans mes expériences, cela ne se passait pas ainsi. Et je ne pouvais pas collecter de données pour cette théorie. Puis soudain, la pièce manquante m’apparut.

Cette distinction entre biologiquement primaire et secondaire est venu de David Geary. Quand vous en avez compris l’importance, vous devez vous pencher sur l’architecture cognitive associée aux connaissances secondaires car ce sont elles qui sont enseignées à l’école. Il y a une architecture cognitive associée à ce type de connaissances (voir ce que dit Andrew Martin pour plus en savoir sur l’architecture cognitive). Ces processus cognitifs sont différents de ceux utilisés lors de l’acquisition de connaissances biologiquement primaires. Nous avons évoqué précédemment quelques-unes de ces différences mais par exemple, la limitation de la mémoire de travail lors de l’acquisition d’informations nouvelles, s’applique sans aucun doute lors de l’acquisition de connaissances secondaires. Je ne suis pas sûr qu’elle s’applique pour les connaissances primaires. Ou tout au moins, pas dans les mêmes conditions. Vous pouvez retenir plus d’informations primaires que secondaires. Rappelez-vous de Miller (1) et son nombre magique sept plus ou moins deux. Je ne sais pas ce qu’il en est pour quelqu’un en train d’acquérir une information biologiquement primaire mais je pense qu’il y a beaucoup plus que cela. Regardez par exemple notre aptitude à reconnaître les visages. Je ne sais pas combien d’éléments informatifs cela nécessite quand nous voyons un visage et le reconnaissons, sans doute énormément. Et nous faisons cela simultanément. Et voilà ! Nous reconnaissons la personne. La même chose se produit pour le langage et pour tout ce qui relève des connaissances primaires.

OL : Il y a deux exceptions auxquelles j’ai pensé par rapport à tout cela. La première, je viens juste de faire le rapprochement, qu’il y a peut-être des limites à la mémoire de travail dans l’acquisition des habiletés biologiquement primaires. L’exemple auquel je pense dans ce cas est celui du « mamanais » ou langage simplifié, utilisé par les adultes quand ils s’adressent à des petits enfants. C’est peut-être un exemple qui montrerait comment il pourrait y avoir potentiellement des limites à la mémoire de travail (du côté de l’enfant en train d’acquérir le langage) dans le contexte des habiletés primaires.

JS : Oui, c’est peut-être vrai mais, nonobstant, il faut penser que quand une mère parle à son enfant, même dans une forme très simplifiée pour dire « C’est un minou », l’enfant capte tous les sons. Par exemple, en supposant que vous ne parliez pas le chinois, si vous entendez quelqu’un disant en chinois « C’est un minou », tout ce que vous allez entendre est une modulation sonore et si on vous demande de répéter vous en serez incapable. Il y a là une énorme quantité d’informations. Plus que ça, je suppose que même s’il ne parle pas encore très bien, le jeune enfant à qui la maman dit « C’est un minou », peut imaginer la chose dans sa tête même s’il n’est pas encore capable de faire fonctionner sa langue et ses lèvres etc… pour le dire à son tour.

OL : Ils parviennent à comprendre. Voilà un bel enchaînement vers le deuxième point que je voulais discuter avec vous.  Il y a peut-être une période propice, j’ai étudié le chinois alors que j’étais adulte.

JS : Oh OK ! [Rires]

OL : Et afin de reproduire les sons correctement, j’ai dû étudier littéralement les positions de la bouche. Ainsi, nous sommes passés du royaume des connaissances primaires à celui des secondaires parce que j’ai manqué la période du développement propice à l’acquisition du langage.

JS : C’est exact. Avant notre entretien, je vous ai dit que j’avais parlé avec mes collègues français de l’acquisition d’une seconde langue et tout le problème est là. Les gens supposent que les adultes acquièrent une seconde langue comme les jeunes enfants acquièrent leur langue maternelle. L’immersion des enfants fonctionne parfaitement mais nous avons évolué de telle sorte que cela fonctionne pour les enfants. Par contre, pour un adulte, l’apprentissage d’une seconde langue relève du processus secondaire. Ce n’est pas une connaissance biologiquement primaire.

OL : C’est amusant n’est-ce pas ? De réaliser qu’une même connaissance peut changer de catégorie. C’est extraordinaire.

1. NDT La loi de Miller (1956) se penchait sur nos capacités de traitement de l’information. Elle postule que le nombre moyen d’éléments pouvant être mémorisés est 7 plus ou moins 2.

 

La motivation : quel rapport avec la théorie de la charge cognitive ?

 

OL : Donc la théorie de la charge cognitive a un rapport complexe avec la motivation. C’est ce qu’écrit Michael Persan sur le sujet. Il mentionne votre travail de 2005 avec Merrienboer, dans lequel vous parliez de 4 développements majeurs dans la recherche sur la charge cognitive.  L’un d’entre eux disait que nous devrions tenir compte de la motivation des apprenants ainsi que du développement de leur expertise pendant les cours ou programmes d’entraînement à long terme. Et que la théorie de la charge cognitive commençait à s’y intéresser. Mais ensuite, Pershan montre comment en 2012, lors d’une interview, vous disiez : « l’une des conclusions auxquelles j’ai abouti avec la théorie de la charge cognitive est qu’il y a des personnes qui voudraient faire de cette théorie une théorie pour tout. Ce n’est pas ce qu’elle est. Elle n’a rien à dire à propos de facteurs importants de motivation. Cela n’en fait pas partie. » Aujourd’hui, où en êtes-vous sur cette question de la charge cognitive et de la motivation ?

JS : La motivation est extrêmement importante. Je tiens à souligner ce point avant de poursuivre. Je ne pense pas, même si au début je croyais que cela pouvait être possible, je ne pense pas que les théories de la motivation doivent être mélangées à celles de la cognition. Cela ne veut pas dire que la motivation n’est pas importante. Cela veut juste dire que vous ne pouvez pas transformer la théorie de la charge cognitive en une théorie de la motivation ; cela ne signifie pas pour autant que vous ne pouvez absolument pas utiliser une théorie de la motivation en conjonction avec la théorie sur la charge cognitive. Donc, c’est vraiment une autre façon de dire : vous pouvez rendre toute chose motivante ou démotivante. Vous pouvez donner des problèmes à résoudre, apprendre par la résolution ; beaucoup de personnes disent que la raison pour laquelle elles utilisent la résolution de problèmes, c’est car elle est motivante. C’est motivant parfois, pour certaines personnes, mais en même temps c’est très démotivant pour les autres. Beaucoup de personnes ont développé une phobie des mathématiques en raison de leur démotivation. « J’ai essayé de résoudre ce problème, en vain, je n’y suis pas parvenu, je ne veux plus entendre parler de mathématiques ! » C’est la même chose avec les exemples résolus. Vous pouvez organiser les exemples résolus de telle sorte que les gens sont complètement démotivés. « Je ne supporte plus ces exemples résolus. C’est d’un ennui ! » Vous pouvez les rendre intéressants. Tout ce que vous enseignez peut-être rendu soit intéressant, soit ennuyeux. Cela peut être motivant ou non motivant. Mais cela n’a aucun rapport avec la théorie de la charge cognitive.

Quand vous regardez les alternatives que nous trouvons dans la théorie de la charge cognitive, toutes pourraient être motivantes ou non, devraient-elles l’être ? Bien sûr que oui ! La motivation est essentielle pour toute chose ; comme quand vous êtes en classe, vous pouvez donner un cours parfait dans une perspective cognitive, mais dispensé de telle manière, que les élèves regardent par la fenêtre et s’ennuient. Peu importe si le cours est excellent sur le plan de la charge cognitive. Ils ont décroché et vous n’avez pas pu faire grand-chose pour cela.

L’absence de motivation signifie simplement que vous utilisez les ressources de votre mémoire de travail pour autre chose que ce vous devriez faire. En d’autres termes, au lieu d’utiliser les ressources de votre mémoire de travail sur les mathématiques, vous les utilisez sur ce qui se passe dehors. Il y a peut-être une connexion ici. Mais jusqu’alors, le lien n’est pas allé très loin. Si cela devait changer, alors je changerais mon opinion, comme vous pouvez le conclure en regardant l’histoire de la théorie de la charge cognitive. J’ai tendance à hésiter sur le sujet. Actuellement, j’émets des doutes simplement en raison de l’histoire du statut de l’échec comme étant capable d’amener la motivation dans les structures cognitives que nous utilisons dans la théorie de la charge cognitive. C’est ce qui me fait penser que nous devrions considérer la motivation, mais c’est un sujet à part. J’ai compris d’après votre courriel que vous allez parler avec Andrew Martin. Andrew, comme vous le savez est un chercheur très motivé. Il a parlé de la théorie de la charge cognitive et de la motivation. Je ne pense pas qu’il ait tenté de les unifier dans une seule théorie.

OL : C’est à peu près ce qu’il a fait. Voici un diagramme qui figure dans ses travaux, je suis sûr qu’il va vous intéresser.


 

OL : C’est extrait d’un article intitulé « Baisser la charge cognitive augmente la motivation ». Donc, il parle, d’une certaine façon, des potentielles relations causales mais il répète à plusieurs reprises dans l’article : « Ce n’est ni prescriptif ni exhaustif ». Il suggère simplement des relations entre ces diverses constructions et l’approche pédagogique, lesquelles nécessitent d’autres recherches. C’est ce que j’en ai retenu.

JS : Oui, je lui demanderai des explications sur certaines relations de son diagramme que ne comprends pas. Par exemple, ici figure le désengagement. Mais je ne comprends pas pourquoi il est lié à l’utilisation de différentes modalités.

OL : Je pense que cela signifie que si vous utilisez différentes modalités, si vous évitez la redondance, et si vous consacrez un temps d’enseignement approprié, cela peut aider à augmenter la motivation.

JS : Oui, mais je dois savoir pourquoi des effets particuliers de la charge cognitive sont liés à des émotions particulières. Je dois demander à Andrew pourquoi par exemple, des modalités différentes conduiraient à un désengagement alors que les pratiques mentales, les exemples résolus, la pratique guidée, ne le feraient pas. Je suis sûr qu’il y a une réponse satisfaisante.

OL : Regardons plus haut dans l’article et lisons ce qui concerne le désengagement.

Le désengagement est complexe et peut intervenir pour plusieurs raisons (Finn & Zimmer, 2013). Cela peut venir du fait que les élèves n’ont pas les habiletés particulières dans tel domaine comme la littéracie ou la maîtrise mathématique, ou les habiletés d’auto-régulation comme l’étude et les habiletés organisationnelles (Covington, 1992, 2000). Dans certains cas, il y a des problèmes de motivation comme une auto-efficacité basse (Bandura, 2001), une dévalorisation du domaine d’étude ou des tâches qu’il contient (Wigfield & Eccles, 2000), ou encore un contrôle incertain conduisant à une impuissance (Abramson et al., 1978 ; Weiner, 1985). Dans une perspective de psychologie cognitive, cela peut être la fonction d’une consigne ou tâche qui surcharge la capacité cognitive de certains apprenants ou rend le matériel enseigné inintéressant et ennuyeux, répétitif, conduisant à l’abandon de tout effort (Sweller, 2012). Les approches par LRI (Load Reduction Instruction) peuvent être un moyen de considérer nombre de ces facteurs qui peuvent soutenir le désengagement. Ici, la discussion se concentre sur l’utilisation de différentes modalités, évitant la redondance, augmentant la cohérence, et fournissant un temps d’enseignement approprié. (pg. 33)

JS : Oui, je comprends cela.

OL : Donc, ici « un moyen de considérer nombre de ces facteurs qui peuvent soutenir le désengagement ». Mais je vois ce que vous voulez dire. On pourrait dire cela de presque toutes les constructions dans le schéma de la roue de la motivation et de l’engagement.

JS : Exactement. Et je dois savoir d’Andrew pourquoi certaines constructions vont ensemble et d’autres pas.

OL : OK, bien. Donc, maintenant, vous pensez qu’elles sont relativement indépendantes ?

JS : Je pense que oui mais je suis sûr qu’Andrew a des raisons pour connecter ces constructions particulières.

 

L'échec productif

 

OL : Maintenant, la prochaine chose que je veux vous demander concerne le travail de Kapur,  Andrew y fait allusion dans son article également. Certains soutiennent que les résultats de Kapur disant que dans certains cas, il vaut mieux permettre aux gens de s’engager dans des approches coûteuses en charge cognitive pour la mémoire de travail, menant à un échec, si juste après, vous fournissez un enseignement pour combler les lacunes ; où vous situez-vous par rapport à cela ? (Vous pouvez écouter Andrew Martin sur cette question de l’échec productif ici)

JS : Okay, voici mon problème. Il y a des moyens de tester l’hypothèse de l’échec productif légitimement. Mais là, je dois parler de la structure expérimentale. Nous parlons d’essais randomisés contrôlés. La plupart des gens dans le monde éducatif, quand ils font un essai randomisé contrôlé, font la randomisation correctement. La partie contrôle, en général, n’est pas faite. Tout l’intérêt de la structure de l’essai est de déterminer la causalité parce que vous ne changez qu’une seule variable à la fois. Si vous changez plusieurs variables simultanément, vous ne pouvez pas déterminer la causalité et c’est alors une réelle perte de temps de faire ce genre d’expérience. Donc, il y a certaines choses que l’on ne peut pas faire. Par exemple, vous ne pouvez pas faire ceci : donner à un groupe d’étudiants, disons, un cours comprenant une partie de guidage ; à un autre groupe, une résolution de problèmes dans laquelle le guidage est diminué ; puis les tester et découvrir quel groupe a le mieux réussi. La raison pour laquelle vous ne pouvez pas faire cela, c’est parce que vous modifiez plusieurs variables simultanément et par conséquent vous ne pouvez pas savoir pourquoi vous avez obtenu un effet. Concentrons-nous sur le cours pour commencer. Supposons que ce soit un cours vraiment brillant, très clair, les étudiants comprennent bien. Ils sont très motivés. Est-ce que cela va être meilleur que la résolution de problèmes ? De manière quasiment certaine, ce sera le cas. Si c’est un cours médiocre, peu organisé, les étudiants ne comprendront pas, ils s’ennuieront, et en conséquence, l’étude d’un problème, peu importe ses faiblesses, sera toujours plus intéressante. On ne devrait pas faire ce genre d’expériences.

Il y a des expériences que l’on peut faire, on les a faites dans un contexte différent, sans même tenter de tester l’hypothèse de l’échec productif. La plus évidente est celle qui compare les exemples résolus suivis par des problèmes, avec les problèmes suivis par des exemples résolus. Bien, sur l’hypothèse de l’échec productif, il vaut mieux donner aux gens les problèmes en premier, suivi par les exemples résolus. Alors, vous avez exactement les mêmes conditions pour les deux, à une variable près ; soit vous commencez avec les problèmes, ou vous terminez avec les problèmes. Donc, vous comparez les exemples résolus suivis par les problèmes avec les problèmes suivis par les exemples résolus. Si vous faites cela, et que vous travaillez avec des novices qui ont vraiment besoin des exemples résolus, les résultats sont uniformes. Les exemples résolus suivis des problèmes, c’est toujours mieux.

Si vous travaillez avec quelqu’un qui n’a plus besoin des exemples résolus, vous constatez l’effet de renversement dû à l’expertise. Quand l’expertise augmente, l’intérêt de l’exemple résolu diminue, et quand l’expertise augmente encore, éventuellement, l’efficacité relative des exemples résolus et des problèmes s’inverse et les problèmes deviennent plus utiles que les exemples résolus. Comme vous le savez, quand vous savez comment résoudre quelque chose, vous avez besoin de l’automatiser, vous devez pratiquer, vous devez être capable de le faire sans y penser. C’est à ce moment-là qu’il vaut mieux pour vous résoudre des problèmes plutôt qu’étudier des exemples résolus.

Si vous travaillez avec des personnes suffisamment savantes, vous avez un résultat différent, elles sont plus à l’aise avec les problèmes en premier. Mais quoiqu’il arrive, vous devez mener des expériences qui modifient une seule variable à la fois. Et cette variable doit être celle qui présente un intérêt pour vous. C’est intéressant, autrefois, il y a plusieurs décennies, quand les ordinateurs en étaient à leurs débuts dans le monde éducatif, les gens posaient systématiquement la question : « Est-il préférable de donner un cours ou de fournir un enseignement assisté par ordinateur ? » C’est une question absurde ! Vous ne pouvez pas tester ceci. Un bon cours est toujours préférable à un mauvais enseignement assisté par ordinateur, et vice-versa. D’ailleurs, vous pouvez tester l’hypothèse de l’échec productif, mais quand vous le faites correctement, et que vous changez une seule variable à la fois, vous obtenez des résultats différents de ceux mentionnés plus haut. Voilà où se trouve mon problème avec l’échec productif.

 

Comment mesure-t-on la charge cognitive ?

 

OL : Voici des questions posées par Raj que j’ai rencontré il y a quelques semaines. Il habite dans le Queensland. Il vient d’achever la lecture de votre ouvrage : Sweller J, Ayres PL, Kalyuga S, 2011, Cognitive load theory, 1st, Springer, New York.

JS : Oui d’accord, il a toute ma sympathie. [Rires]

OL : Oui c’est une personne assidue. Il était ingénieur et maintenant il a choisi l’éducation. On oublie la première question qui chevauche le billet précédent. Donc la deuxième question est : on a déjà mesuré la charge cognitive par auto-évaluation, par les tâches secondaires et par les marqueurs physiologiques.  Quelles sont les faiblesses de ces façons de mesurer la charge cognitive ? Et quelle mesure ou combinaison de mesures est la plus fiable ?

JS : OK. J’utilise systématiquement l’auto-évaluation parce que c’est un moyen sensible. C’est ce qu’il faut en premier. Vous avez besoin d’un outil sensible par rapport à ce qu’est la charge cognitive. Vous pouvez avoir quelque chose qui mesure la charge cognitive mais il faut de grandes différences de charge cognitive pour pouvoir utiliser ces outils. Une mesure de charge cognitive qui réagirait seulement à la différence entre quelqu’un de pratiquement endormi et quelqu’un très concentré, serait complètement inutile.

OL : Quelles questions posez-vous ?

JS : J’utilise le test Paas 1992 test qui consiste à demander : « À quel point avez-vous trouvé cette situation difficile ? » Paas utilise sa version originale qui ressemble à ceci : « Quelle quantité d’effort mental avez-vous mis dans ce travail ? » Elles sont lourdement corrélées. C’est rapide, cela prend seulement quelques secondes, et c’est très sensible. Vous pouvez facilement percevoir les différences entre les conditions quand vous utilisez ce test. Un autre outil sensible est constitué par les tâches secondaires. C’est aussi efficace que l’auto-évaluation mais plus compliqué à mettre en œuvre. Vous devez mettre en place tout un système, afin de permettre les tâches secondaires, et parfois le système en question peut évoluer en un mécanisme et une technologie qui, dans une classe normale, peuvent se révéler très compliqué à installer. Le dernier outil, les marqueurs physiologiques, a fait l’objet de travaux sans fin. Ils ne fonctionnent pas encore à l’heure actuelle. Nous n’avons pas encore de marqueurs physiologiques sensibles. Nous avons des marqueurs physiologiques qui montreront la différence entre étudier réellement un sujet et regarder par la fenêtre. Ce n’est d’aucune utilité pour nous. Nous avons besoin de quelque chose qui marque réellement la différence entre, par exemple, étudier un exemple résolu et résoudre un problème, ou alors entre étudier un exemple résolu dans un contexte d’attention partagée, et le faire dans un contexte de format intégré. La question de Paas et les tâches secondaires feront cela. Les marqueurs physiologiques, en dépit des efforts incessants faits par de nombreuses personnes dans le monde entier, depuis des années et des années, ne fonctionnent pas vraiment.

OL : Oui, tout cela est sensé. Nous passons maintenant à l’autre point : dans la théorie de la charge cognitive, en quels effets avez-vous le plus ou le moins confiance comme donnée probante ?

JS : Oh, je peux répondre à cela d’une certaine manière. Je fais entière confiance à ceux que j’énumère dans le livre. Je suis confiant car mes étudiants et moi avons mené plusieurs expériences qui l’ont démontré. Les gens dans le monde entier ont fait des expériences. Si vous voulez savoir quelle est la plus populaire, c’est l’étude des exemples résolus. Tout le monde a étudié et testé cela. Mais on peut aussi dire que l’attention partagée est importante, que la redondance est importante, que l’effet de l’information transitoire, qui est un effet tout nouveau, est important ; tous sont importants. Donc finalement, ma confiance est basée sur toute donnée disponible et j’ai aussi une opinion subjective à propos des effets qui ont été plus étudiés que d’autres. Et pour ce concerne tout sujet ayant été très étudié.

 

Peut-on enseigner la collaboration ?

 

OL : OK, la dernière question de Raj est : « Dans votre ouvrage de 2011, avec Paul Ayres et Slava Kalyuga, vous présentez les preuves préliminaires pour l’effet de mémoire de travail collective.  Comment s’est développée la recherche sur cet effet depuis ? Que nous suggère cet effet en matière de design pédagogique pour le travail de groupe ?

JS : Oui, l’un de nos anciens doctorants à Paul Ayre et moi, Endah Retnowati, qui est maintenant une universitaire en Indonésie, son pays d’origine, a fait son doctorat sur cet effet. C’est intéressant parce que ce travail avait été commencé par nos collègues néerlandais ; elle a trouvé des résultats intéressants qui viennent de sortir dans le Journal of Education Psychology.

Plus généralement, l’engagement collaboratif intervient dans un environnement où vous rassemblez des personnes avec des arrière-plans culturels différents. Donc, dans le monde des affaires, vous pouvez avoir par exemple, un ingénieur et un économiste ayant besoin de travailler ensemble sur un projet particulier. L’un a des connaissances en ingénierie, l’autre en économie, ils savent ce qu’ils peuvent mettre en commun, ils ne peuvent faire le travail l’un sans l’autre, par conséquent, ils sont obligés de collaborer. Cela se produit moins souvent en classe. En classe, on peut supposer que tous les élèves ont en gros le même niveau de connaissances, donc la collaboration ne fonctionne pas de la même façon. Nous avons trouvé, par exemple, que si les gens résolvent des problèmes, la collaboration peut fonctionner parce qu’une personne peut être capable d’en aider une autre.  Mais, si elles sont toutes en train d’étudier un exemple résolu, cela a un effet négatif.  Il vaut mieux que chacune d’elle étudie toute seule un exemple résolu. Chaque personne tire de l’exemple résolu l’information nécessaire. Dans la résolution de problème, vous avez peut-être besoin de l’information, et la seule façon de l’obtenir est d’un autre. Voilà le genre de complexité que l’on rencontre.

OL : Ce n’est pas une distinction à laquelle j’ai beaucoup réfléchi par le passé. Parce qu’aujourd’hui, il y a une idée largement partagée selon laquelle « nous devons enseigner comment devenir des solutionneurs de problèmes collaboratifs ». Mais vous suggérez que, si nous voulons parler de ce qui arrive dans le vrai monde, il y a pour cela différents experts venus de différents domaines. C’est très intéressant à considérer.

JS : Oui, c’est une autre conséquence liée à l’importance de la distinction entre connaissances biologiquement primaires et connaissances biologiquement secondaires. Je ne suis pas sûr dans quelle mesure vous pouvez enseigner à quelqu’un le travail collaboratif, parce que les humains ont évolué pour devenir des animaux sociaux. Nous travaillons collaborativement. Nous savons comment faire. Dans un sens, ce que nous faisons ici, vous et moi, est du travail collaboratif. Personne n’est venu nous dire : « OK, quand vous entreprenez une telle collaboration, voici ce que vous devez faire, et voilà comment vous devez le faire. » Personne n’a fait ceci, il n’y avait pas besoin de le faire.

OL : Mais il y a des choses que vous et moi avons probablement apprises au fil du temps, qui ont permis cette collaboration et lui ont permis d’être plus riche. Comme par exemple, je savais que si je vous rencontrais après avoir beaucoup réfléchi au sujet, avec des questions préparées à l’avance, et si je demandais au préalable leurs avis à d’autres personnes, alors, je serais capable d’émailler la discussion de questions de meilleure qualité.

JS : Absolument, ce que vous dites est très important. Laissez-moi développer. Quand nous parlons de connaissances biologiquement primaires, je ne suggère pas que nous n’apprenons pas ces connaissances. Nous le faisons bien évidemment, et vous avez dû apprendre ce que vous avez décrit. Mais il n’a pas été obligatoire que vous l’ayez appris en classe. Vous n’avez pas eu besoin que l’on vous dise : « Aujourd’hui, nous allons apprendre comment collaborer ». Par contre, c’est ce que l’on doit faire quand on enseigne des connaissances biologiquement secondaires : « Vous avez une équation (a+b)/c=d à résoudre ; ce qu’il faut faire en premier est de multiplier le dénominateur. On doit vous le dire. Vous pouvez éventuellement le trouver tout seul mais c’est un processus long et lent. Ce que vous avez décrit des choses que vous avez apprises, je suppose que vous les avez apprises rapidement, sans enseignement explicite ; c’est ce que je veux dire quand je parle de biologiquement primaire. Vous savez que si vous préparez une discussion avec quelqu’un sur un sujet complexe, il faut s’y préparer auparavant, et il peut être utile que quelqu’un vous rappelle occasionnellement : « Bien, tu as besoin de te préparer à cela. Si vous vous rendez à un entretien d’embauche, il ne s’agit pas de s’y présenter les mains dans les poches, il faut s’y préparer. » On doit rappeler ce genre de choses aux gens, régulièrement. On n’a pas besoin vraiment de vous expliquer comment vous préparer. Assurez-vous que vous connaissez le sujet suffisamment pour être capable d’en parler. Assurez-vous de réfléchir à ceci : Qu’est-ce-que sait la personne à qui je vais m’adresser, comment cela est-il lié à ce que je sais personnellement, et comment tout cela peut affecter la conversation que nous allons avoir ? Mais vous faites tout cela automatiquement. Il n’y a jamais eu en classe de module sur la question, et si jamais il y en avait un jour, (« voilà comment on collabore en classe ») cela serait une pure perte de temps.

OL : Est-il envisageable que pour certaines personnes, cela soit davantage biologiquement primaire que pour d’autres ?

JS : Oh, absolument ! Ce n’est pas vraiment plus biologiquement primaire, mais disons plutôt que, pour toutes les habiletés biologiquement primaires, et probablement aussi les secondaires, il y a une répartition normale. Il y a des gens qui, pour des raisons génétiques, sont très peu habiles dans certains domaines. Ce sont des personnes dont on sait qu’elles sont susceptibles d’avoir des problèmes sociétaux. D’autres, au contraire, y parviennent rapidement. Et vous pouvez dire cela de n’importe quelle habileté biologiquement primaire. Cela varie. Le fait qu’il s’agisse d’une connaissance biologiquement primaire ne signifie pas que nous la possédons tous de la même manière. Ni que nous la possédons tous. Certaines personnes ne la possèdent pas, ce qui complique leur vie.

OL : Donc de la même façon, on constate que certaines personnes acquièrent la langue parlée tardivement, et pour les aider, elles peuvent consulter un pathologiste de la langue, par exemple. Pourrait-on argumenter qu’on peut aider ceux qui ne réussissent pas aussi bien, (quelle que soit l’habileté en question -travail en collaboration- conduite d’une discussion), par un enseignement explicite sur la manière d’avoir des relations aux autres ?

JS : Oui c’est tout-à-fait vrai. Si je prends un cas extrême, les enfants autistes. Ces enfants ont de gros problèmes dans leurs relations aux autres. La plupart des personnes non autistes, apprennent cela automatiquement. Les enfants autistes, non. Peuvent-ils le faire ? Oui, ils peuvent apprendre à le faire, via le système secondaire.  C’est une manière lente et un peu malhabile de le faire, mais c’est le seul moyen à leur disposition. Il y a des autistes d’un haut niveau, mais vous ne remarquez rien parce qu’ils ont passé des années à apprendre comment faire :  “Oh, voici ce que je dois faire dans cette situation sociale. D’accord ! » Ils ont besoin qu’on leur dise explicitement : « Ne dis pas ceci dans telle situation ; fais cela dans telle autre situation. » Pour eux, tout cela est nouveau.

OL : Ainsi, s’il est possible d’améliorer les performances de ceux qui étaient faibles, par un enseignement explicite, alors il est envisageable que l’on puisse identifier les habiletés et attributs de ceux qui réussissent et qu’on les enseigne explicitement à ceux qui réussissent moyennement afin qu’ils deviennent meilleurs ?

JS : Les gens qui réussissent moyennement, vous ne pouvez pas les pousser pour devenir meilleurs, cela veut juste dire qu’ils ont appris un peu plus lentement que les autres,  ou qu’ils étaient un peu plus âgés quand ils ont commencé. Mais, ils ont acquis et automatisé ces habiletés, il n’y a rien à faire. Les habiletés sont là, et nous savons par exemple, que quelqu’un qui n’est pas très compétent socialement à l’école primaire, pourra le devenir quand il fréquentera le collège.  Ou bien, il arrive qu’un adolescent ayant des difficultés relationnelles en soit débarrassé à l’âge de 20 ans. D’autres personnes ont des difficultés relationnelles pendant toute leur vie.

OL : Oui et c’est là ma, question. On pourrait dire que la différence entre un mariage qui fonctionne, dans lequel les époux restent ensemble, et vivent une expérience positive, et un mariage florissant par exemple, est un ensemble de quelques actions quotidiennes. Par exemple : exprimer de la gratitude, reconnaître quand l’autre fait une bonne chose, « J’ai remarqué que tu avais passé l’aspirateur, merci ». Ce genre de choses. Et je pense vraiment à des situations de ce type, dans lesquelles un enseignement explicite, qui se transforme en thérapie, pourrait être profitable.

JS : Vous avez entièrement raison. Ces petites choses, que nous pouvons dire aux gens, et ils se demandent :« Oui mais bien sûr pourquoi n’y ai-je pas pensé ? »

OL : Je suis curieux de savoir, en gardant ceci à l’esprit, pourquoi vous considérez toujours comme une perte de temps d’essayer d’enseigner ces petites choses qui pourraient notablement améliorer la collaboration, parce qu’au fond, les relations sont essentiellement de la collaboration.

JS : Vous le pouvez. Mais la quantité qui doit être enseignée et la difficulté pour apprendre tout cela est probablement assez mineure. En d’autres termes, il n’y a aucune charge de la mémoire de travail qui y est associée. Vous dites à quelqu’un : « Tu devrais dire merci plus souvent ». Je me souviens l’une de mes filles, quand elle était jeune, ne souriait jamais à personne. Nous lui avons dit : « Les gens pensent que tu es triste tout le temps. Essaie de sourire un peu plus souvent. » Et cela a suffi.

OL : Je vois ce que vous dites. Si vous voulez enseigner un cours sur ces habiletés, la moitié des élèves diront : « Oh, c’est la chose la plus évidente que j’ai entendue. » L’autre moitié n’est peut-être pas prête à l’apprendre. Ce genre de leçon doivent intervenir au bon moment pour qu’ils en profitent. C’est mon impression.

JS : Vous avez raison. Nous devons toujours nous souvenir que toutes les habiletés suivent une progression normale et certaines personnes pour des raisons génétiques, mettent plus de temps pour apprendre ; il est mieux pour elles de leur enseigner quelque chose. J’ai une seule préoccupation à cet égard : certains insistent tellement sur ces habiletés, au point de les considérer comme plus importantes que tout le reste qui est enseigné à l’école, pensant que leur maîtrise est indispensable à une vie réussie. Donc ils disent : « Nous devons nous concentrer sur cela. » Je m’inquiète que cela se fasse au détriment de l’enseignement des mathématiques et autres domaines. Oui, ils ont peut-être besoin d’un peu d’aide, mais pas plus. Parfois, le plus souvent, cette aide vient simplement de la famille, mais certains enfants, malheureusement, ont des familles incapables de leur fournir ce genre d’information.

 

Théorie de la charge cognitive : idées fausses et perspectives

 

OL : Quelle est selon vous, la plus importante idée fausse sur la charge cognitive, que vous voudriez éradiquer ?

JS : Ce n’est que récemment que l’on a commencé à remarquer l’existence de la théorie de la charge cognitive. Pendant des décennies, j’ai sorti des articles et c’était comme si je les envoyais dans l’espace, ils disparaissaient dans l’éther ! Donc, il n’y avait pas d’idées fausses sur la question. Je crois que la pire idée fausse est que l’on me prête ce conseil : « Ne donnez pas trop de travail aux élèves en une fois. » Ce n’est pas ce que je veux dire. Il est vrai qu’il ne faut pas donner trop de travail, que les élèves ne puissent accomplir. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans la théorie de la charge cognitive. Cette théorie dit que vous pouvez enseigner la même quantité d’informations en réduisant ou en augmentant la charge cognitive ; la question est : comment réduire la charge ? Le but est de la diminuer afin de donner plus d’informations importantes.  La théorie de la charge cognitive ne dit pas : « Enseignez-leur peu de choses. » Elle dit : « Enseignez-leur autant de choses que possible car c’est utile dans toute société industrielle avancée. Mais enseignez de telle sorte qu’ils ne surchargent pas leur mémoire de travail. »

OL : Qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus actuellement dans les perspectives de la théorie de la charge cognitive ?

JS : Tout change quand apparaît une nouvelle zone d’étude, et depuis quelques mois, c’est le cas. Je ne peux pas vous indiquer de publication sur le sujet car il n’y a encore rien, mais nous avons des données expérimentales. Nous avons toujours supposé que la capacité de la mémoire de travail était fixe. La seule chose qui change est le contenu de la mémoire à long terme. Si vous avez beaucoup d’informations en mémoire à long terme, faites-les passer en mémoire de travail et alors vous avez une énorme augmentation de la mémoire de travail. Sauf que la mémoire de travail est fixe. Récemment, nous avons découvert ce que nous avons appelé les effets d’épuisement des ressources de la mémoire de travail ; cela signifie que si vous avez utilisé votre mémoire de travail sur un sujet particulier, intensément, pendant un certain temps, alors au bout d’un moment, vous avez sans doute déjà expérimenté cela, votre mémoire de travail devient de plus en plus réduite, puis elle disparaît. Vous avez peut-être besoin de vous reposer. Peut-être même jusqu’au lendemain. De dormir. Cela signifie qu’au repos, votre mémoire de travail revient. Nous collectons des données sur ce phénomène en ce moment. (Depuis cet entretien des résultats de recherche ont été publiés sur le sujet. Voir le résumé de l’article de Greg Ashman ici et l’article original ici).

OL : C’est intéressant. C’est en rapport avec une autre chose que j’ai entendue. Je suis sûr que vous connaissez le débit cognitif ? Et le travail de Sendhill Mullainathan, connaissez-vous ce travail ? Une expérience intéressante a été réalisée (voir l’article ici). Elle porte sur les impacts sur la mémoire de travail quand on est victime de stress financier. Elle a été menée dans le New Jersey. Il y avait deux conditions expérimentales. Dans la première, on disait : « Ok John, imaginez que vous avez eu un accident de voiture et cela va vous coûter $ 1500 en réparations. » Dans la deuxième : « John, imaginez que vous avez eu un accident de voiture et cela va vous coûter $ 150 en réparations. » Après cela, les sujets devaient faire certaines tâches cognitives telles que les matrices progressives de Raven.

JS : Oh, je vois où cela va nous conduire.

OL : Résultat : pour ceux qui n’avaient pas de stress financier ($150) cela n’a fait aucune différence mais pour les autres ($1500) qui étaient en situation de stress financier, cela a fait une grande différence. Donc, pour ces derniers, leur cerveau a décidé de suivre le processus suivant de manière subconsciente : « Oh, comment vais-je faire ? Où vais-je trouver l’argent ? » Et cela a eu un fort impact. L’autre étude de Mullainathan consistait à tester la mémoire de travail, ou performance sur les matrices de Raven, de fermiers dans des pays en voie de développement. Ils étaient testés avant la récolte, alors qu’ils attendaient et n’étaient pas sûrs si la récolte allait être bonne, puis après quand ils avaient reçu l’argent de la récolte. Ils ont constaté de gros impacts là aussi. Il y a dans nos têtes toutes ces choses-là qui atteignent notre débit cognitif (mémoire de travail) et nous n’en avons aucune conscience.

JS : Mais cela ne se passe peut-être pas totalement à notre insu. C’est peut-être même là, devant nous. Il y a deux ou trois ans, j’ai reçu une universitaire du Canada, Kris Fraser, qui venait en séjour sabbatique me rendre visite, elle était médecin et elle s’intéressait aux émotions, elle avait eu des résultats vraiment intéressants. Elle testait des étudiants en médecine, qui s’entraînaient sur des modèles en plastique. Elle avait un groupe de personnes qui devaient apprendre à donner un traitement quelles que soient les conditions, mais durant la pratique, le patient mourait. L’autre groupe apprenait à donner exactement le même traitement, mais le patient survivait et guérissait. Ce qui a été observé, c’est la quantité de choses apprises et il a été observé que ceux dont le patient était mort avaient appris moins de choses.

OL : Oui, parce qu'ils étaient stressés et se demandaient comment ils avaient pu provoquer la mort de la personne.

JS : Exactement. Donc, comme je disais quand nous parlions de motivation, nous ne devons pas mélanger toutes ces choses. Je pensais, et je pense toujours qu’il en est ainsi. « Bien, peut-être que la motivation et l’émotion sont liées de cette façon ? » Je n’ai toujours pas décidé si ces deux facteurs peuvent être liés.

OL : Cela occupe un élément de la mémoire de travail ou un nombre d’éléments parmi les plus ou moins 7 disponibles.

JS : Exactement. Si vous vous inquiétez à propos de la mort de votre patient, alors vous n’apprenez pas. Si vous vous inquiétez sur la manière dont vous allez vous procurer les $ 1500, vous n’apprendrez pas autant.

OL : Si vous vous inquiétez sur la façon dont vous allez répondre à l’évaluation décisive pour le choix de votre cursus universitaire, etc…

JS : Dites m’en plus !

OL : Eh bien, merci pour ce moment que vous m’avez consacré aujourd’hui, John.

JS : Bien, c’était très agréable de discuter avec vous.

 
 
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