L'école bloquée sous le feu des idéologies Imprimer Envoyer
Le débat - Antagonismes
Écrit par Maurice Tardif   
Mardi, 20 Septembre 2011 08:21

Maurice Tardif
Directeur du CRIFPE-Montréal
Directeur de l'axe 4 (Profession) du CRIFPE

L'école bloquée sous le feu des idéologies

Formation et profession
09.2011

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Décidément, au Québec comme partout ailleurs, l’école reste en­core et toujours – et sans doute plus que jamais – un objet de convoitise pour tous les idéologues qui vou­draient bien s’en emparer, la contrôler et la refaçonner selon leurs croyances.

Depuis une bonne cinquantaine d’années, ces idéologues se répartissent en deux camps puissamment armés et fortement retranchés derrière leurs convictions inébranlables : le camp du Marché tous azimuts et le camp de l’État à tout crin. Les missiles lancés par le camp du Marché ont pour noms compétition, privatisation, dérèglementation, efficacité, performance, prime, liberté de choix, respon­sabilité et droits individuels. Leur objectif est de trouer et éventuellement de démanteler le monopole de l’État sur l’éducation, présenté comme la source de tous les maux dont souf­frirait notre école. Les antimissiles du camp de l’État s’appellent, eux, institution, services à la population, réglementation, contrôles, conventions collectives, protection, sécurité, dépenses publiques, égalité de traitement et équité. Leur cible est d’abattre les missiles du Marché avant qu’ils aient décollé dans l’opinion publique et mis à mal les remparts aujourd’hui passablement lézardés de l’État et de l’école publique. Au Québec, le camp de l’État a do­miné le champ de bataille de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1980 ; depuis lors, le camp du Marché a repris l’offensive et regagné énormément de terrain.

Pour ceux et celles qui s’y livrent, cette guerre est sans doute passionnante et surtout fort utile à leur cause : elle sert à mobiliser leurs troupes, conforter leurs idéologies opposées, marquer des points, faire progresser leurs idées, justifier leur existence. Mais comme il arrive toujours dans une guerre idéologique que se livrent des adversaires forcenés, la situation finit par se verrouiller complètement sous la pression des forces contraires. Il en résulte que l’évolution de l’école québécoise est bloquée depuis au moins une bonne trentaine d’années. En principe, la Commission des États généraux de 1996 avait pour mission de faire sauter les verrous et de remettre l’école sur les rails du changement positif. Quinze ans plus tard, on observe que les réformes scolaires se sont engluées dans des luttes stériles ou bien qu’elles ont été peu à peu vidées de leur substance, tandis que le camp du Marché et celui de l’État s’accusent mutuellement de les avoir détournées à leur profit.

Bref, il faut bien se rendre à l’évidence, l’école québécoise tourne en rond depuis déjà un sacré bon moment et si elle semble parfois bouger un peu, c’est à la manière d’un crabe : à reculons et à cloche-pied. Pour s’en convaincre, prenons acte des dernières propositions des soldats du camp du Marché présentées il y a quelques jours à peine par la Coalition pour l’avenir du Québec. L’ob­jectif de la Coalition est de faire de notre école « un des meilleurs systèmes d’éducation au monde d’ici 2020 ». Objectif étrange, car les épreuves PISA montrent que l’école québécoise se classe déjà depuis 15 ans parmi les meilleures au monde ! Mais peut-être ne s’agit-il pas du monde dont rêve la Coalition ? Les moyens maintenant : abolir les commissions scolaires, introduire le salaire à la prime parmi les enseignants, abolir leur sécurité d’emploi, éliminer les incompétents et beaucoup mieux payer les performants, évaluer l’efficacité enseignante en fonction du succès scolaire des élèves, faire des direc­tions d’établissement des patrons de PME qui décident de l’embauche de leurs employés. Avons-nous là des propositions nouvelles et originales qui mériteraient d’être mises en œuvre ? Non. Ces propositions sont une reprise, version québécoise, d’un vieux fonds d’idées qui circulent depuis 30 ans partout en Amérique du Nord ainsi que dans plusieurs pays anglo-saxons et d’Amérique latine. Depuis la belle époque de Reagan et de Thatcher, elles ont été mises partiellement ou totalement en œuvre dans plusieurs États américains, en Angleterre et dans plusieurs autres sociétés. Leurs résultats ? La plupart du temps un net recul de la qualité de l’éducation, comme le montrent encore une fois les données des enquêtes PISA sur ces pays.

Quelques heures après que le camp du Marché tous azimuts nous ait rechanté une rengaine serinée depuis 30 ans, le camp de l’État à tout crin est remonté aux barricades en lançant les mêmes vieux pavés dans la mare : équité, accessibilité, ancienneté, justice sociale, défense des droits des uns et des autres… Avons-nous entendu dans cette litanie corporatiste une seule propo­sition nouvelle, un projet original, une volonté positive de changement ? Non, rien.

Nul besoin d’être un grand stratège militaire pour comprendre que cette guerre provoque énormément de dommages collatéraux au sein de l’école publique et parmi les parents d’élèves, les enseignants et les élèves eux-mêmes. Essentiellement, elle divise l’école publique, épuise les acteurs scolaires de première ligne, désoriente les parents et sacrifie la réussite des élèves à des idéo­logies et à des intérêts qui n’ont strictement rien à voir avec l’éducation.

Comme parent d’élève, citoyen et éducateur, j’avoue que cette situation de division et de blocage m’inquiète au plus haut point. Deux millions de personnes au Québec sont, comme moi, concernées directement par l’éducation publique. Il faut se le demander : notre voix peut-elle être encore entendue dans cette cacophonie idéologique ?

 
 
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